Nous voulons être délivrés… AdS-E

Nous voulons être délivrés. Celui qui donne un coup de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n’est point le même que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur. Le bagne ne réside point là où des coups de pioche sont donnés. Il n’est pas d’horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n’ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes. Et nous voulons nous évader du bagne (…)

Il est deux cents millions d’hommes, en Europe, qui n’ont point de sens et voudraient naître. L’industrie les a arrachés au langage des lignées paysannes et les a enfermés dans ces ghettos énormes qui ressemblent à des gares de triage encombrées de rames de wagons noirs. Du fond des cités ouvrières, ils voudraient être réveillés. Il en est d’autres, pris dans l’engrenage de tous les métiers, auxquels sont interdites les joies du pionnier, les joies religieuses, les joies du savant. On a cru que pour les grandir il suffisait de les vêtir, de les nourrir, de répondre à tous leurs besoins. Et l’on a peu à peu fondé en eux le petit bourgeois de Courteline, le politicien de village, le technicien fermé à la vie intérieure. Si on les instruit bien, on ne les cultive plus. Il se forme une piètre opinion sur la culture celui qui croit qu’elle repose sur la mémoire de formules. Un mauvais élève du cours de Spéciales en sait plus long sur la nature et sur ses lois que Descartes et Pascal. Estil capable des mêmes démarches de l’esprit ?

Terre des hommes – Antoine de Saint-Exupéry

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